Soldats de métier
ou chômeurs dissimulés ?
Les obsèques solennelles des quatre derniers
« morts pour la France » en Afghanistan ont amené certains à
s’interroger : fallait-il une telle solennité pour des hommes qui
n’avaient finalement été victimes que des risques du métier ? Ce métier,
ne l’avaient-il pas choisi en toute connaissance de cause ?
Il est vrai
qu’on en fait moins pour les nombreuses victimes des accidents du travail comme
pour ceux que la pression hiérarchique amène à craquer et à se suicider.
Il fallait, en
l’occurrence, montrer qu’ils n’étaient pas des soldats perdus, comme ceux
d’Indochine de 1946-54, et qu’ils avaient participé à une mission sacrée au nom
de la France et pour la sécurité des Français —une problématique contestable et
d’ailleurs contestée.
Etaient-ils
pour autant des soldats de métier qui avaient choisi d’aller au baroud en toute
connaissance de cause et par gout de l’aventure et des amitiés viriles ?
Une étude d’il y a quelques années montre que l’on s’engage le plus souvent par
manque de perspectives professionnelles plus que par vocation guerrière.
On devient
EVAT (engagé volontaire de l’Armée de terre) de 17ans et demi à 29 ans, sans
aucune qualification pour 1200€ brut par mois au début, logé, nourri, en
signant un engagement de 3 à 5 ans. La situation de VDAT (Volontaire de l’Armée
de terre) de 18 à 26 ans est moins contraignante (engagement d’un an seulement,
renouvelable quatre fois) mais aussi moins rémunérée (700€ brut par mois au
début) avec la possibilité de passer EVAT au bout de 10 mois. <http://www.jobintree.com/metier/militaire-rang-armee-terre-798.html>.
Un slogan
déjà ancien proclamait « l’Armée vous apprend un métier ». Et il est
vrai qu’à part le métier de combattant à pied, elle donne à beaucoup l’occasion
de se former dans la mécanique, les transmissions, le secrétariat, etc. L’armée
permet ainsi d’échapper au chômage mais elle offre aussi une reconnaissance
sociale et une stabilité dans l’emploi qu’on trouve de plus en plus
difficilement dans le civil.
Jean-François Léger, de l’observatoire social
de la Défense notait déjà il y a quelques années : <http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2003-4-page-713.htm>
« Les contrats proposés par les armées offrent
aux jeunes une certaine sécurité statutaire. Comme l’ont expliqué la plupart
des jeunes rencontrés dans les centres d’information des armées, ces contrats
sont « solides ». En dépit de leur durée déterminée (...) , ils
acquièrent dès lors un aspect éminemment sécurisant : les jeunes savent
pour combien de temps ils sont recrutés et n’ont pas le sentiment que leur
contrat sera remis en cause pendant sa durée. La notion de précarité n’est donc
pas associée aux contrats d’engagés volontaires. Ils constituent une réelle
garantie statutaire et permettent aux jeunes de se sentir « dans la
peau » d’un véritable salarié. En effet, les statuts qui leur sont bien
souvent offerts sur le marché de l’emploi civil rendent difficile leur
affirmation sur le marché du travail. (...) Ces contrats leur donnent
l’impression de rester en marge du marché de l’emploi, d’être des
« intermittents » du travail, et non des actifs occupés à part
entière. Nombre d’entre eux peuvent alors développer le sentiment que leur
rémunération est une forme d’obole, et non la contrepartie équitable de la mise
en œuvre de compétences. »
Il rapporte ainsi ce témoignage d’un jeune
soldat :« Par rapport à ce que
je fais [des petits boulots, sous la forme de contrats plus ou moins
formalisés], à l’armée, on a un contrat.
C’est un salaire qui tombe tous les mois, on n’est pas obligé d’aller pleurer
en fin de mois pour avoir la paye. Parce que des fois, on te paie “au black”,
t’as l’impression d’être un voleur, alors que t’as juste fait ton boulot. Alors
que là, l’armée, c’est quand même vachement carré, t’es reconnu, c’est un plus,
c’est sûr. C’est une garantie. De ce côté-là, l’armée, c’est “clean”. On bosse,
on est payé, il n’y a pas d’embrouilles. »
Et JF Léger de préciser : « La place occupée par l’institution militaire
au sein de la société et sa permanence historique contribuent fortement à
crédibiliser les contrats offerts par cette dernière et à leur conférer un
caractère sécurisant. L’armée a toujours existé, et cette existence ne saurait
être remise en cause. Elle n’est donc pas dépendante des aléas socioéconomiques,
comme l’est le monde de l’entreprise. Être militaire, c’est, en quelque sorte,
être protégé du risque de licenciement économique. En ce sens, le fait de
s’engager est, d’un point de vue strictement contractuel, sécurisant : en
s’engageant, les jeunes savent que leur statut est garanti. Cette sécurité
contractuelle se double d’une rémunération qui est compétitive par rapport à ce
que propose le marché du travail civil (Mattiucci, 2001). La solde proposée aux militaires du rang (sans compter les primes à
l’engagement, les avantages en nature tels que le logement ou les repas) se
situe au-dessus du revenu médian des salariés âgés de 15-24 ans (854 € en 1999) [Source :
Insee, Enquête Emploi 1999], tandis que
les engagés volontaires perçoivent chaque mois une solde supérieure à
1000 €).
Evidemment, il y a toujours des idéalistes et
des têtes brulées, des amoureux des armes et de l’aventure mais on trouve
plutôt les premiers chez les officiers et les derniers dans des corps
spécialisés comme les paras de la Légion ou de l’Infanterie de Marine.
Quoi qu’il en soit, le plus antimilitariste
des citoyens ne peut se réjouir de voir ces jeunes gens se faire tuer pour des
causes perdues dont la légitimité n’est pas toujours évidente. On devrait
laisser tous les va-t-en-guerre
revêtir l’uniforme et aller risquer réellement leur vie au lieu de risquer,
comme trop souvent, celle des autres.